Par cette phrase, le soldat Fagnou débute le récit au jour le jour de ses aventures en Galicie (région située aujourd’hui entre l’Ukraine et la Pologne). Couché sur un cahier d’écolier, ce témoignage est celui d’un "rampant", comme on appelle communément les sans grades. En 1917, ce "mécano" de 22 ans est stationné près de Verdun depuis deux ans. Les journées sont monotones et rythmées par des bombardements incessants des lignes adverses "le charme de l’escadrille" note t-il non sans ironie.
En janvier 17, le ministre de la guerre a promis aux alliés russes des escadrilles de chasse et d’observation. Au printemps, l’un des pilotes de l’escadrille, le Comte Louis Gabriel Raoul de Mailly-Nesle est sélectionné pour faire partie de l’expédition. Tonton Lulu se propose alors d’être son mécanicien attitré pour "l’entretien de l’appareil et à plus forte raison la sécurité du pilote". Après plusieurs semaines d’attente fébrile, il est finalement choisi. "Je suis toujours à me demander par quel concours de circonstances, je suis arrivé à partir dans l’escadrille pour m’exiler en Russie" se souvient-il quelques temps après son retour en France.
A Boulogne-sur-mer, le vendredi 23 mars 1917 à 14h, Tonton Lulu et ses camarades embarquent pour l’Angleterre. Menacé par les nombreux sous-marins allemands croisant dans la zone, le navire est escorté par cinq torpilleurs. Cette protection n’empêche pas l’explosion d’un navire touché par une torpille juste devant eux. Le voyage se poursuit en train jusqu’à Liverpool. Là-bas, le départ est reporté trois fois par des alertes signalant des bâtiments ennemis dans les eaux britanniques.
Composé d’un équipage russe, le Livinsk peut finalement appareiller le 29 mars. Entre mal de mer, neige, nourriture avariée et menace allemande omniprésente, le bâtiment parvient finalement à bon port. Le 7 avril, alors que l’annonce de l’entrée en guerre des Etats-Unis parvient à bord, le bateau arrive enfin dans le port russe de Mourmansk. 12 jours dans des wagons de marchandises surchargés seront encore nécessaires pour parcourir les 2 500 kilomètres jusqu’à Kiev où s’est installé le commandement français.
En attendant le départ sur le front, les soldats français passent deux mois à Kiev. Malgré quelques déceptions culinaires : pain noir, graines de tournesol, les aviateurs hexagonaux apprécient l’accueil chaleureux des autorités. Pas moins de 12 évènements sont organisés en leur honneur par des étudiants ou des membres de l’intelligentsia locale.
L’atmosphère sociale et politique devient cependant de plus en plus tendue dans les rues. Le 1er mai, une manifestation particulièrement violente marque le mécanicien français. "Les révolutionnaires démolissent les aigles impériaux, tout ce qui est comme enseignes avec aigles est mis en bas" écrit-il inquiétude. Un mois plus tard, la répression d’un mouvement de déserteurs refusant de retourner au front fait 20 morts. Le 12 juin, les pilotes, le personnel et les avions démontés dans des caisses prennent le train pour rejoindre l’aérodrome de Ternopol situé près du front.
Sur place, les conditions de vie sont "rustiques". Après avoir monté les avions, les Français se construisent des cabanes avec des rondins de bois coupés. Après quelques vols, des accidents se produisent. On répare parfois les avions avec les moyens du bord grâce à un menuisier qui fabrique les pièces sur place. Les avions de reconnaissance français contrôlent l’offensive des troupes allemande et austro-hongroise alors que le moral des troupes russes est au plus bas.
Les ballons d’observation russes appelés "saucisses" en raison de leur forme sont des cibles de choix de la chasse allemande. Les Français tentent de les défendre et repoussent plusieurs attaques au dessus du terrain. Le recul des troupes russes puis la guerre civile entre Blancs et Bolcheviks contraindront les Français à se retirer définitivement en 1918. Revenu en France après un périple de retour épique, Tonton Lulu regagne Brétigny. Il y sera garagiste jusqu’à sa mort en 1979 mais c’est une autre histoire…
Nous vous proposons de (re)découvrir le rôle de notre territoire tout au long de l’année dans notre rubrique consacrée au Centenaire de la Guerre 1914-1918. Une douzaine d'articles retracera des épisodes originaux et peu connus de cette guerre en Essonne. Ces articles sont réalisés avec le concours des Archives départementales de l'Essonne (Dominique Bassière, Lisbeth Porcher et Nathalie Noël) et l'équipe rédactionnelle du site Essonne.fr (Olivier Moulergues et Vincent Bolantin).
• L'Essonne en 1914